Hier j’ai croisé Philippot, cela faisait des lustres que je ne l’avais plus vu. Il était vert. Il faut dire qu’il en avait bavé.
Voilà des années qu’il avait été victime d’un sort batracien. Oui, c’est un terme de notre jargon technique de princes charmant, en gros ça signifie la transformation en crapaud, en général imputable à une sorcière contrariée ou une reine méchante (bref une personne pas très contente et qui tient à se venger d’une manière typiquement féminine).
Non, mais tu préfères pas qu'on joue à la balle, plutôt ? Regarde comme elle est jolie ! Ooooooh !!
Or Philippot, depuis qu’il était crapaud, c’était le roi de la mare. Tranquille toute la journée, à rien faire et à lézarder au soleil sur son nénuphar, les fesses dans l’eau quand il faisait chaud, avec juste à ouvrir la bouche pour gober son repas quand il passait en volant, et à nager un peu pour attraper une grenouille quand elle passait en agitant ses cuisses dodues et appétissantes... Il n’en demandait pas plus à la vie, Philippot. Il était bien content de son sort !
Mais voilà, il y a quelques jours, une naïve désespérée le trouve et l’embrasse. Comme ça, sans se cacher, en plein jour ! Elle le ramasse dans l’eau glauque, essuie un peu les algues verdâtres et la mousse malodorante qui le recouvraient, l’amène à la hauteur de son visage dans sa petite mimine blanche, le regarde fixement dans ses yeux jaunes... et l’embrasse à pleine bouche ! Evidemment, le pauvre Philippot reprend immédiatement forme humaine, et comme il se trouve soudainement beaucoup plus lourd, le bras de la fille casse tout net et ils s’affaissent tous les deux dans la vase.
Et en plus, il bavait. Merde, c'était pas faute d'être repoussant.
Et alors qu’il se redresse, un peu gêné de devoir cacher sa nudité, d’emblée il constate fort contrarié que la fille, en plus de brailler (...déjà !) parce qu’elle a mal au bras, pousse le vice jusqu'à n’être que très moyennement avenante.
Or en même temps, ça n’a rien d’étonnant : vous imaginez bien que si elle en était réduite à embrasser des crapauds, c’est que ça ne devait pas aller fort dans sa petite tête, ni dans son corps ni dans sa vie en général. Et le pauvre prince se trouve confronté à la cruauté de la réelle épreuve du sort batracien : ce n’est pas la vie sous forme de crapaud qui est désagréable, c’est la délivrance. Par une fille en général désespérée au point d’avoir perdu toute dignité, toute pudeur, et même tout sens élémentaire de l’hygiène, pour en venir à embrasser le premier crapaud venu, en vertu de légendes abracadabrantesques. Une fille forcément couverte d’herpès, parce qu’avec le peu de chance qu’elle a dû avoir dans sa vie pour en arriver à un tel abattement, vous pensez bien qu’elle a déjà dû embrasser toute la mare avant de trouver le bon crapaud, voire l’ensemble de la population batracienne des environs. Et tous sexes confondus en plus, les crapauds mâles comme les femelles ! Rejetée de tous, avec une naïveté qui confine à la niaiserie, zoophile bisexuelle, boutonneuse à l’hygiène probablement aussi douteuse que son haleine vaseuse, adepte des bains de boue, le moral dans les chaussettes, avec donc sans doute très mauvais goût (garder ses chaussettes dans l’eau, quelle idée !) et pour finir, d’un physique probablement repoussant... puisqu’il y a fort à parier qu’elle a quand même dû essayer un peu avec les hommes avant de se rabattre sur les crapauds (sinon, il faut s’inquiéter sérieusement de sa santé mentale) : à priori, la princesse qui vous délivre ne fait pas bien envie.
Alors, Philippot s’est mis en quête de trouver quelqu’un qui le retransforme en crapaud vite fait. Nous n’avons pas eu le temps de parler beaucoup parce qu’il a dû partir se cacher, il fuyait sa délivreuse (même sans l’avoir vue, je ne parviens que difficilement à lui attribuer le qualificatif de ‘‘fille’’ - le mot résiste un peu, et c'est normal, il a sa dignité quoi !). Il est parti d’un bond, en coassant. C’était un peu triste.
Oh, ça me gonfle, tiens.
Bref. Que cette lamentable histoire soit au moins pour moi l’occasion de rappeler aux pauvres filles désenchantées qui viennent parfois lire ces pages que, quand même, il y a des limites au désespoir, et qu’avant d’aller déranger de pauvres petites bêtes qui ne demandent rien à personne, pensez à l’image que vous allez donner de vous, et essayez de vous mettre à la place du prince : allez-vous lui faire vraiment envie ?
Il serait sûrement plus raisonnable de vous pencher plutôt sur vos contemporains, afin d’y chercher peut-être des princes victimes du sort d’avoir été enfermés dans la peau de pauvres types. Je vous propose donc d’essayer d’embrasser au hasard des jeunes hommes seuls dans la rue. Vous verrez, cela donnera forcément plus de résultats. Les princes que vous délivrerez vous trouveront plus avenante qu’une embrasseuse de crapauds, et quant à ceux qui ne sont pas princes, dans l’immense majorité des cas ils ne vous en voudront pas de vous être trompées.
Allez. Et si l’on croie en ces crapauds qui coassent en leurs appeaux, que l’on décoince les princes qu’engoncent leurs oripeaux.